Hommage d'un Kader pas d’accord tout-à-fait…
J’étais étudiant, dans les années ’70, quand j’avais pu voir le fort film de l’équipe Panijel dans un cinéma du 5ème arrondissement, rue Champollion crois-je me souvenir.
Comme tout un chacun, j’ai pris les témoignages qui constituaient l’ossature vertébrale de cette œuvre et les images volées à la censure aux risques et périls de leurs auteurs comme un direct en plein plexus. Je sortis sonné de la petite salle et, comme sans connaissance, remontai le Boul' Mich' pour aller m’engouffrer dans la bouche de la station Luxembourg, sans autre repère que la cardinalité de ma tanière.
Ce sont les impressions qu'avait imprimées en moi ce film, et que j’ai restituées à ma pauvre machine à écrire une fois rendu dans ma chambre de la cité universitaire Jean Zay, à Antony, que j’exhume quasiment en l’état ici en hommage à cette historique page du combat de notre peuple et, plus particulièrement et d’abord, à ceux et celles qui l’ont écrite de leurs engagements immédiats, de leur sang, de leurs chairs, pour tout dire de leurs vies. Parmi elles et eux cette adolescente de la Banlieue nord qui s'était faite jolie pour aller dire, en cachette de ses parents, son algérianité palpitante. Vierge et secrète.
En hommage aussi à ces enfants du peuple de France qui, par leur humanisme, leur clairvoyance, leur courage et leur foi en l'honneur de leur patrie, ont intercalé cette page autant dramatique que porteuse de sens et d’enseignements dans le pesant livre de l’histoire partagée par l’Algérie et la France. Enfants du peuple de France qui, ce faisant, allaient permettre à l’Humanité de mieux connaître l’une et l’autre de ses faces duales.
Depuis, et après les victimes immédiates et définitives du massacre, nombres de témoins, dont Jacques Panijel lui-même, ont quitté ce monde incertain. Mais l’acte des uns habitera à jamais les consciences et l’éclairage quand bien même de fortune qu’en auront donné les autres le maintiendra gravé dans les mémoires les plus enclines à l’oubli, les plus réfractaires à l'évidence.
Le premier par les pieds et l'autre flic par
les paules car la tête c'était tout
cassé et le sang et puis hop dans
la Seine Et après c'était
moi mon tour Et les flics ils ont cassé
ma tête de moi aussi Avec
la crosse toujours et les coups de pieds du talon Alors
j'ai entendu Et un flic qui l’a
dit Oh ça va comme ça Laisse-lui
Va Il est mort Et après dans
la Seine de minuit
à 6 heures le matin j'étais croché comme
ça Juste la tête pour
respirer un peu Avec le froid très
froid et le sang c'était gelé Tout
comme de la glace et j'ai vu les flics
aussi qui cassaient la tête
à le troisième pareil Quand ils ont bien
cassé la tête à lui qui reste allez Hop
Dans La Seine La Seine
qui coule toujours sans même avoir
rougi de tant de sangs
souillés par ses eaux dégueulasses
Et une voie bri-
sée cas-
sée menu qui
râlait Ahanait Mais ce n'était
déjà plus une voix A grand’
peine un voile qui sortait d'un Géant assis
et habillé correcte-
ment C'est par-
ce qu'ils m'ont enlevé un pou-
mon à l'hô-
pital après Voilà l'o-
pération ça va Jusque
là tout droit jusqu'
ici Et ils l'ont
coupé Ce qui
fait qui fait que j'ai plus qu’un pou-
mon et c'est
tout Et je peux
Plus mar-
cher qu'a-
vec la canne Voilà les
balles 2 ici et 3
ici Après ça va
aller quand je
serai guer-
ri Le Docteur m'a
dit tous
les pa
piers ils ont je-
té comme
ça C'est comme c'est
pas de France
[…]
Et puis lui qui criait plus et puis lui
qui faisait plus Et puis un autre
Ça fait 2 Et puis on s'est sauvé tout le monde
Et ils nous ont frappés
tous Et puis ma mère
aussi d'après ce que l'on dit Paris
c'est comme ça Que voulez-vous
que j'y fasse
Oui Je suis
Juive d'Algérie De
mon père De là-bas Il est
déjà parti Comment Oui J'ai manifesté
et je suis revenue et le soir
j'ai pleuré La Police
ou les Crs ont
jeté des bébés dans la Seine Et aussi
avec les mères Longtemps encore après
on ne les voyait plus Alors entre
temps on s'est partagé leurs
enfants Un ou deux
par famille en attendant En principe La Croix
Rouge
Française Et par la suite on a su
que les mères elles étaient
renvoyées sans leurs enfants Au pays
A Constantine et tout
Et vous qui êtes-vous?
Mon vieux qu'est-ce que tu veux ont est tous
des Juifs 14 ans
une seule fois au pays Les enfants Lui-là
qui l'a 8 ans voilà ça va faire 6 ans
que je le connais plus Il y a pas de
passeport Il y a pas de
Bon Dieu Il y a rien Tu es
Algérien et pis c'est tout Alors
qu'est -ce que tu veux faire Moi
je travaillais pour
12 personnes les enfants ça fait Puis
les sœurs la mère et la femme de mon frère
qui est mort au maquis Ben
oui mon vieux C'est normal Et pis la vieille
de moi si je garde 3000 francs pour vivre
par mois c'est déjà beaucoup Alors j'ai pris 3
cailloux dans la poche et je suis
parti pour manifeste Comme tous les autres Et alors
Bien sûr Qu'est-ce tu veux
faire mon vieux avec deux cailloux J'ai lancé
contre le car des flics
et le troisième il m'a fait tomber
par terre parce qu'une balle elle m'a
frappé là Ici
à mon doigt Voila Tu vois bien
je ne peux plus le bouger Mon pouce
même une carotte ou une tomate pour
la plucher C'est-à-dire puisque je travaille
à la restauration C'est-à-dire
voilà Je peux plus
travailler Bien sûr
mon vieux Qu'est-ce que tu vas faire
toi à ma place 14 ans Y en marre Alors
j'ai pris les cailloux de lancer
à le fourgon de les flics C'est trop
mon vieux Et à Paris c'est
comme ça pour les Algériens Mais Paris
continue
de faire la pluie et le temps beau sur le monde
de la Mode de la Haute
Couture et des parfum de Chez
X Que même
nos Grands achètent quand ils viennent à Paris Moi
J'ai toujours aimé C'est un faible
Ça ne s'explique pas Cette petite chose
Ça C'est
pour ma femme quand on va
se coucher pour faire la
mour dans notre Villa
de d'Hydra ou
d'ailleurs Et un peu
du visqui pour Moi
et mes amis Et puis Mais ça
c'est déjà plus Paris C'est déjà la
banlieue
Il y a lui qui il ne voit
plus Il faut toujours quelqu'un
pour le marcher Il n'entend rien
pas Il faut toujours lui faire
comme ça sur la maine de lui Et puis
Il souvient plus Et puis il parle
plus aussi Oui c'est
les flics qui l’a fait
comme ça Depuis
qu'on a manifeste pacifique avec
les maines et pi c'est tout Même pas
un couteau Rien Rien On a
manifeste à cause de couvre-
feu et des Algériens Voilà Quand on vient
de travailler dans l'équipe
de la nuit on peut plus rentrer et demain tu pars
au travail Alors tu expliques
toi comment tu vas faire tu vas pas
dormir et toujours on arrête
les Algériens et pas les
Espagnols et pas les
Italiens Et même les
Marocains Voilà il s'est pas cassé
la gueule Alors c'est pas
une race nous
ou quoi Alors on
manifeste qu'avec nos mains seulement parce
que pacifique
tranquille Tout C'est [pas]
nous qu'on va faire la Révolution
en France Non On nous amène
ici pour travailler D'accord On
travaille Toujours
des cochonneries Et puis on nous met
en prison Même
à l'hôpital la Police les flics les
Harkis les Crs tout
ça ils cherchent déjà
les pansements et s'ils te trouvent direct
la prison et voilà c'est la vie
à Paris Ah Paris
Paris c'est Paris quoi Paris
avec ses fameux gris
qui éructent tant de haines qui me
nient mais couvent
sous la gamme indécise de leurs tons une conscience
vigilante et fragile
qui témoigne et m’écoute
Ps. : Sur l’organisation et la manifestation du 17 octobre 1961 et cette barbaresque répression qui s’en est suivi, il vaut de voir aussi La Nuit Noire, le film (fiction) d’Alain Tasma (Cipango Productions, Paris 2004, existe en Dvd) et, surtout, de lire La Bataille de Paris de Jean-Luc Einaudi, (Ed° du Seuil, existe en format poche), paradoxalement ignoré par les promoteurs de La Nuit Noire, m’a-t-il semblé, alors que le film semble s’en être largement inspiré. Ou aurait dû le faire en tout cas…